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Hippolyte backstage

9 juillet 2008

Hippolyte en Avignon

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Plan du site


- "Pourquoi Hippolyte en Avignon?" par R.Cantarella

- La présentation de la troupe

- L'introduction : avis aux lecteurs

- L'album-photos

- Les chroniques : instantanés de répétition, jour de la première, jour de la dernière

- Les interviews


robert Comment s'est décidée la venue d'Hippolyte ici, au Festival d'Avignon?

Robert Cantarella : La venue d'Hippolyte s'est décidée en grande partie parce que Frédéric Fisbach était l'artiste associé cette année. Et qu'il pensait que c'était important que je sois dans la programmation, étant donné qu'avec Frédéric, nous avons maintenant un parcours de  travail côte à côte depuis plusieurs années; on a eu ensemble l'idée d'un nouveau lieu de création en France, jusqu'à pouvoir l'appliquer au "104". Donc, quand il a parlé de la programmation d'Avignon, il a dit : "C'est important que tu présentes quelque chose."

Dans les derniers spectacles que j'ai présentés à Dijon, on a choisi celui-là, parce que c'était celui qui me paraissait le plus juste à montrer: il contredisait ce qu'on connaissait de moi comme metteur en scène avec l'écriture contemporaine et c'était un texte qui pouvait être abordé comme une écriture contemporaine alors qu'il est de 1573.

A partir du moment où j'ai choisi cette pièce, Frédéric a décidé de travailler avec Laurent Berger (le scénographe), ainsi qu'avec Johanna (Korthals Altes) et Nicolas (Maury), qui constituaient une partie de l'équipe d'Hippolyte, pour travailler avec lui sur le spectacle de René Char.

A ce moment-là, cela constituait une sorte de logique, et je lui ai demandé : "Est-ce que tu veux jouer dedans?"

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Deux amis

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Présentation de la troupe par le metteur en scène, R. Cantarella


fisbach
Frédéric Fisbach (Le Messager)

"Frédéric, il ne jouait pas à la création, il est venu pour Avignon. Il l'a fait parce que l'on s'aime beaucoup, et qu'il savait que c'était un peu, comme on dit : pour de rire. Il a la capacité de ne plus vouloir être acteur, il aime l'écriture, il aime la langue, donc il sait la faire passer."                                                                                                                                                 


gr_goire Grégoire Tachnakian (Egée)             

"Pour ce qui est de Grégoire, il a été formé au TNS (Théâtre National de Strasbourg), une école qui, à mon avis, a tendance à formater les acteurs. Mais depuis qu'il travaille avec nous, il s'est libéré de ça, et là, il est très très bien."


 

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Laure Mathis (La Nourrice)

"Laure, elle est d'une honnêteté fondamentale, ça donne toujours quelque chose de très juste. Dans ce rôle-là, elle est vraiment très très bien, et elle a toujours été très bien dans tous les spectacles qu'on a faits."


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Emilien Tessier (Thésée)

"Emilien, c'est une merveille. Ça fait très très longtemps que je travaille avec lui, et il m'étonne toujours, il me fait venir les larmes aux yeux. C'est quelqu'un qui est, comme son corps comme son visage, à l'affût de tout, tout le temps, et qui a une forme de génie et de singularité."


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Nicolas Maury (Hippolyte)

"Lui, c'est la formation du conservatoire, comme Johanna et Laure. Les gens de cinéma l'ont repéré tout de suite parce qu'il est très singulier. Il a une élégance de pensée qui est rare et c'est quelqu'un de tout simplement divin dans le travail."



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Johanna Korthals Altes (Phèdre)

"Johanna, je l'ai connue il y a douze ans à l'ERAC, après elle est rentrée au Conservatoire, puis  à la Comédie Française. Je la trouve exceptionnelle. Elle est hollandaise, elle parle allemand et anglais, elle n'est pas fixée quelque part, elle est en Europe. On a l'impression qu'elle voit le monde plus large, et dans son jeu, c'est pareil."



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"Il faudrait aussi parler de Laurent Berger, le scénographe. Parce que lui aussi, il n'est pas qu'un scénographe, il est un artiste à part entière."







"Et aussi des deux autres que l'on voit moins, mais pourtant sont fondamentaux:

julien

Julien Fisera, qui est l'assistant, qui est metteur en scène, dramaturge, qui est là depuis huit ans. Il était tout jeune, il avait vingt et un ou vingt-deux ans, il avait vu un travail que j'avais fait et il est venu me voir en disant : "J'aimerais être à vos côtés". Depuis, on fait tous les spectacles ensemble, et c'est quelqu'un qui est alerte et intelligent."





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"Et enfin, Camille Louis, qui est une fille aussi exceptionnellement intelligente et efficace."





Lecteurs, lectrices,

Ce qui suit s'adresse à tous les curieux qui, comme moi, ont un jour eu envie d'aller voir ce qui se passe de l'autre côté du décor, de l'autre côté de la représentation.

J'écris des livres pour enfants et j'ai imaginé me métamorphoser l'espace de quelques heures en une mouche de théâtre, comme il y a des mouches du coche, des mouches à miel, etc…

Au début, j'ai pensé que je me contenterais de hanter les coulisses, en pensant très fort à ma nouvelle condition animale, afin d'enregistrer chaque chose dans ma mémoire, pour ensuite tout recracher, à la manière des mouches comme chacun sait, sur mon carnet ou mon ordinateur.

Puis, très vite, s'est fait sentir le besoin de fixer en image ce qu'il m'était donné de voir : la tension des corps avant le début du spectacle, une émotion fugace sur un visage, un échange de regards complices, le plaisir de rire ensemble, la joie et le soulagement au sortir de scène.

Et les photos se sont ajoutées aux mots pour raconter ce va-et-vient permanent entre l'intime et le collectif.

Merci à Robert et à la troupe, d'avoir toléré avec bonne humeur les incursions répétées d'une mouche-paparazzi dans l'intimité de leur travail et de leurs moments de détente!

Voici un aperçu de mes observations indiscrètes.


L'album photo


100_0851Conseils de l'Ancien

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Deux acteurs, un régisseur, un chien


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Cri

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Les mystères du couloir jaune

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Conversation sur l'escalier

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Phèdre : "Oh, pardon !..."

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"La mariée et son célibataire, vite"

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"Après la dernière, j'arrête."

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Petits pas sur le plateau

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Guitar Hero

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100_0828Déballage100_0832

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Loges



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Le repos des guerriers.

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La relève est assurée !

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Tendresse...  et instinct.

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Les chroniques


"Instantanés de répétition"

Ces "instantanés de répétition" sont les notes que j'ai prises sur le vif pendant les deux dernières répétitions de la pièce. Elles ont eu lieu dans le décor monté au gymnase du lycée Mistral en Avignon.

Le premier jour, je me suis installée sur le plateau avant que ne débute la répétition et j'ai noté ce que je voyais. J'ai fait de même pendant la répétition, puis après qu'elle se soit achevée.

Le lendemain, j'ai pris quelques notes avant et au début de la répétition.

Avant :

- 17h.50 : Arrivée sur le plateau.

- Discussion entre Robert et Laurent, le scénographe, à propos des accessoires.

- Julien, le jeune collaborateur de Robert, arrive avec un sac de supermarché rempli de pommes. Il le pose sur la table, puis sort.

- Camille, l'assistante, entre sur le plateau avec Nicolas. Elle va s'asseoir sur une des banquettes destinées aux spectateurs et sort de son sac un bloc sténo et un stylo.

- Nicolas s'allonge sur le sol et fait quelques exercices de relaxation.100_0597

- Laure (la nourrice) arrive et vérifie ses accessoires (les pommes et ce qui lui sert à confectionner une tarte pendant la pièce).

- Naïd, "l'ange gardien" du Festival (c'est ainsi qu'on appelle les jeunes gens chargés d'assurer la liaison entre les troupes et l'administration du Festival), informe les uns et les autres de quelques points d'organisation.

- Entrée remarquée de Grégoire (Egée), torse et jambes nus, une serviette éponge bleu ciel nouée autour des hanches. Il semble avoir de la poudre grise sur le visage et les épaules.

Conciliabule autour de Grégoire.

- Discussion affectueuse entre Robert et Johanna.

Robert est tactile. Il touche les bras nus de Johanna.

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- Il est 18h.05. Chacun se dirige vers son poste.

Nous sommes sept, disséminés sur les banquettes : Frédéric et Johanna, deux techniciens, Naïd l'ange gardien, Camille et moi. Plus Robert à la vidéo et Laurent aux ordinateurs.

- La répétition va commencer. Il est 18h.10.


Pendant :

-Grégoire-le messager, en polo et pantalon de toile, dit son monologue et sort

- Nicolas-Hippolyte, en costume, entre, commence sa tirade, et trébuche au troisième vers.

- Johanna-Phèdre émet un bruit de gorge involontaire.

- Nicolas déclame : "J'empoigne mon espieu, dont le fer qui flamboye", en brandissant le couteau de cuisine de la nourrice.

- Depuis le début du filage, Laure-nourrice épluche et coupe des pommes.

- Johanna, assise sur la banquette, tripote sa robe de Phèdre, se gratte l'omoplate et bâille.

- Robert parle à voix basse avec Laurent qui quitte le plateau.

- Le ronronnement de la clim vient de cesser.

- Nicolas et Johanna, qui ont joué pendant trois jours "Les feuillets d'Hypnos" dans la Cour d'honneur, ont des cernes sous les yeux et les traits tirés.

- Frédéric (metteur en scène des dits Feuillets et artiste associé de ce Festival 2007) a enlevé ses chaussures et se triture les talons. Il a l'air fatigué.

- Julien s'est levé pour aller souffler son texte à Johanna qui, à cet instant, est allongée sur un praticable.

- Johanna reprend sa tirade avec force. Elle fait glisser la bretelle de sa robe, et prend son sein droit dans sa main droite. Sa langue fourche, puis elle fait une erreur de texte aussitôt corrigée par Laure.

- Pendant la partie du monologue où Phèdre se met en colère, Johanna se trompe, reprend au début du vers. Elle finit son texte en se jetant à plat ventre sur le praticable. Le bas de sa robe se relève et laisse voir une petite culotte en dentelle noire et rouge…

- Sur le plateau, la température augmente.

Robert a dû demander à Laurent d'éteindre la clim.

- Laure a allumé le four, ce qui n'arrange rien.

- Frédéric, en sueur, rit à certains endroits du texte.

- Emilien entre en scène : "Je viens du creux séjour des éternelles nuits / Et de la triste horreur des enfers pleins d'ennuis : "

- Il sort la tarte aux pommes du four et en mange un morceau tout en parlant (apparemment sans se brûler!).

- Au milieu de la scène entrent Thésée, Phèdre et la nourrice, Frédéric se lève et sort. On l'entend courir derrière les parois de contre-plaqué qui entourent le plateau. Il réapparaît et commence sa scène avec Emilien. Il joue le texte à la main. 100_0666

- Le musicien, casque sur les oreilles, joue quelques accords sur sa guitare électrique. Sans un des casques mis à la disposition des spectateurs, on entend à peine les notes.

- Phèdre embrasse Hippolyte mort. Quand elle se relève, du faux sang coule de sa bouche.

- Un dernier monologue de Thésée et c'est fini.

Après :

- Relâchement général.

- Robert dit : (voix forte) On va remettre la clim tout de suite! (puis plus bas) Déjà que l'on s'endort comme vous l'avez fait! (à la cantonade) Bon, on fait les notes tout de suite sur le plateau et en vitesse.

("Faire les notes": commenter ce qui vient d'être joué.)

Notes du metteur en scène aux comédiens

A Nicolas :

- Robert donne des conseils sur la gestuelle de son personnage.

Il dit que Nicolas a en charge toutes les couleurs du jeu qui vont apparaître au fil de la pièce.

A Laure :

- Je trouve que le parcours que tu as fait est très bien, très juste sauf la fin où tu étais sous Lexomil.

Laure : Oui, mais il fait soixante degrés!

A Johanna :

- Alors là, c'est vrai que c'était absolument épouvantable. On voit que tu es très fatiguée, tu n'as plus de voix donc tu es démonstrative (…).

- Dès la première note, ce doit être une aide (…), même avec la fatigue, il faut que tu nous accroches au début.

- Les déplacements sont comme des blocs, il faudra voir ça demain, soit on le fait comme ça, soit on voit.

A Emilien :

- La voix était forminable. Je suis chaque fois surpris combien la première note est juste et combien ensuite on perd ce putain de fil!

A Grégoire-Egée :

- Robert parle des déplacements et de la posture du personnage d'Egée. (Je ne saisis pas tout, Robert est de dos.)

- Mise au point générale à propos des déplacements, du rythme, des temps dans le texte.

- Pendant ce temps, réglages lumières avec Laurent le scénographe et les techniciens. Ils déplacent sur le plateau une tour métallique d'environ trois mètres de haut afin de régler les différents projecteurs. Laurent vérifie sur son ordinateur.

- Robert est debout près du coin vidéo où il se tiendra avec une caméra pendant toute la durée du spectacle. Les comédiens sont autour de lui. Il parle avec force gestes, se gratte la fesse gauche en passant.

- La tour métallique se déplace lentement sur le plateau, comme un gros éléphant mené par son cornac.

- Robert suggère un changement dans l'arrivée de Frédéric.

- Nicolas va prendre un morceau de tarte aux pommes.

- Robert conclut : "Demain à 14 heures, donc reposez-vous!"

Il commence à s'éloigner, puis s'arrête pour ajouter : "Demain, on répètera avec la clim!"

(Ouf!)

Début de la répétition du lendemain :

- 14 heures : Julien et Camille installent et vérifient les accessoires. Johanna fait des étirements au sol.

- 14h.05 : Robert dit "Bon, il est l'heure, la répétition commence!"

- 14h.15 : La répétition n'a toujours pas commencé. Va-et-vient des uns et des autres sur le plateau. Un technicien sur une échelle tripote un projecteur. Grégoire vient montrer son maquillage à la cendre. Conciliabule autour de Johanna au sujet du micro VHS dissimulé dans ses cheveux.

- 14h.25 : Le chien Zyp arrive sur le plateau avec la dame qui s'occupe de lui. C'est un labrador chocolat dressé pour l'aide aux handicapés. Pendant la durée du séjour en Avignon, le chien passe ses journées avec Nicolas.

- 14h.40 : La répétition commence. C'est un filage arrêté (c'est à dire qu'on joue la pièce dans son intégralité, mais que le metteur en scène se réserve le droit d'interrompre le jeu à tout moment pour donner une indication, faire une remarque ou introduire un changement.).

- Le bruit ambiant est assez conséquent : outre la climatisation, les techniciens finissent la peinture juste derrière les parois qui entourent le plateau.

- Robert donne des indications de voix à Grégoire. Il imite une voix haut perchée au timbre comique passablement ridicule. Rires.

- Le monologue d'Egée prend un tour quasi burlesque.

- Robert, avec un sourire réjoui : "C'est bien, c'est très bien!" 

- Inquiétude de Grégoire quant à la hauteur de sa voix. Robert le rassure.

- Entrée de Nicolas : Interruption de Robert au début de la tirade puis reprise.

Deuxième interruption. Frédéric et Julien en profitent pour entrer sur le plateau.

- Essais lumières assez perturbants pendant tout le monologue d'Hippolyte.

- Robert demande à Nicolas d'exagérer sa gestuelle.

- Nicolas reprend, se déconcentre, pouffe.

- Robert : "Reprends la fin et on enchaîne!"

- Johanna commence. Robert l'interrompt et lui demande de reprendre son accent hollandais.

- La scène entre Phèdre et la Nourrice prend un tour plus vif, contrasté, presque drôle.

- La répétition se poursuit sur un rythme enlevé. Les comédiens sont en forme. Le gymnase est comme une ruche bourdonnante.

La première a lieu après-demain.


Samedi 21 juillet

Jour de la Première

La première représentation d' "Hippolyte" au festival d'Avignon va commencer dans moins d'une heure, à quinze heures précises.

Ce n'est pas l'effervescence attendue. Tout est calme. 100_0601

Un jeune homme passe la serpillière sur le lino noir du plateau.

Quelques techniciens discutent dans leur Q.G. : une petite salle contiguë au gymnase qui fait office de salon, de cuisine et de bureau. D'autres sont sur le plateau, concentrés sur les vérifications de dernière minute.


100_0716Les comédiens sont dans les loges.

Les loges qui sont en fait le reste de l'année, les vestiaires des habitués du gymnase.





100_0635Les ouvreurs et les ouvreuses du Festival sont devant les guichets ou à l'entrée du gymnase. On les reconnaît à leur jeune âge et à leur tee-shirt rouge frappé d'un grand "A" calligraphié ("A" comme "Amour" ou "Art"? Non, "A" comme"Avignon".)



 

Le metteur en scène, le scénographe et le régisseur, Robert, Laurent et Patrick, eux, sont partout, mais calmement, sans précipitation.

On dirait que le temps s'étire. Que l'heure du spectacle est encore loin…

C'est quoi, cette tranquillité incongrue de début d'après-midi, à une demi-heure de la Première? Un hommage à la sieste?

Je retourne dans les loges. Voilà, on y est : la mécanique implacable du compte à rebours commence à produire ses effets! Les corps se raidissent, limitent leurs mouvements comme pour contenir l'énergie au-dedans. Les visages se figent un peu, les regards sont plus fixes. Les paroles plus rares, strictement utiles.

Je quitte les loges, traverse le gymnase jusqu'à la porte opposée. C'est par cette porte que le public va entrer. J'entrouvre le battant principal et je demande aux garçons et aux filles en rouge si tout va bien. Tout va bien.

Il est trois heures moins le quart.

Il y a du mouvement côté loges. Idem côté plateau. Il n'y a ni côté cour ni côté jardin dans ce drôle de théâtre. Il n'y a que la grande cour dehors, toute noire d'asphalte et toute brûlante de soleil, et la grande boîte blanche à l'intérieur.

Frédéric et Johanna sont déjà dans la boîte, assis sur les banquettes bleues qui vont bientôt accueillir les soixante postérieurs des soixante spectateurs qui attendent dehors.

Légère effervescence en coulisses, petite vibration de l'air conditionné sur le plateau.

Il est trois heures moins dix.

Patrick, le régisseur, balaie l'espace de son regard d'aigle. Le micro du talkie-walkie contre sa bouche, il dit d'une voix sonore : "Prêts entrée public!"

L'information est aussitôt relayée en coulisses par un technicien.100_0757

C'est Grégoire qui ouvre le feu. Il a quitté sa loge et vient d'entrer dans le gymnase. Il se concentre derrière la cloison, dans un recoin dérobé à la vue des spectateurs. D'un instant à l'autre, ils seront là, juste de l'autre côté du panneau bleu, à quelques centimètres du comédien.

Les voilà. Ils arrivent en rang désordonné, comme une classe de vieux élèves un peu perdus, ne sachant pas très bien vers où diriger leur pas. Guidés par les jeunes gens en rouge, ils avancent, hésitants, vers la grande salle blanche où tout va se jouer.

Ils prennent place sur les banquettes et les chaises disposées en "U" dans la partie droite du plateau.

Peu à peu, les corps s'immobilisent, le silence se fait. Ce temps en suspens, cette attente, sont perceptibles de l'autre côté des cloisons blanches.

Je regarde Grégoire tendu par l'imminence de l'élan. Son attention extrême va lui faire percevoir à quelle seconde précise il devra entrer en scène.

C'est maintenant : il entre.

La voix douce et un peu nasillarde de Grégoire éclate et envahit l'espace.

Le spectacle vient de commencer.

Jeudi 26 juillet

Jour de la Dernière

C'était inévitable : voici venu le jour de la toute dernière fois ici, à Avignon.

La représentation de quinze heures est en train de s'achever.

Un rappel, deux, trois… Voilà. C'est fini pour cette fois.

Le bruit des mains qui claquent s'atténue. Il fait place à une autre ambiance sonore dans laquelle on distingue des voix, des pas, des grincements de chaises et des bruissements divers.

C'est la petite musique concrète de fin de spectacle, de public qui s'en va.

Les spectateurs mettent du temps à sortir. Ce voyage en Grèce antique via une langue du seizième siècle, les laisse un peu égarés. Et ce théâtre qui n'en est pas un, brouille les repères. Après quelques hésitations sur la direction à prendre, ils se décident à traverser le territoire des comédiens pour sortir par là où ils sont entrés.

Ils s'écoulent, par groupe de deux ou trois, hors de la grosse boîte. Laurent, le scénographe, a bien fait les choses : deux espaces différents, un de couleur jaune, un autre bleu profond, vont les ramener au vingt et unième siècle et les rendre à la nuit estivale.

Enfin, pas tous.

Quelques spectateurs s'éternisent dans la petite pièce bleue qu'il faut traverser pour se rendre vers la sortie. Ils ont lu dans le programme qu'une version filmée de la pièce réalisée en direct serait projetée aussitôt après la représentation.100_0667

Ils s'assoient sur les banquettes disposées face à l'écran et regardent la vidéo que Robert vient tout juste de terminer. Certains semblent vouloir rester dans cet entre-deux temporel, dans ce creux douillet entre théâtre et réalité. Ils resteront là longtemps pour revoir d'une autre manière le spectacle auquel ils viennent d'assister et écouter de nouveau les mots qu'ils viennent d'entendre.


Il reste une heure pour se préparer à la deuxième représentation.

100_0787On échange quelques mots, on boit l'eau fraîche des fontaines réfrigérées, ceux qui fument s'assoient sur les marches des deux larges escaliers de la coursive pour fumer.

J'ai apporté un gâteau. Il a un franc succès.

Derrière les cannisses, ça discute et ça rigole la bouche pleine.


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 Ambiance réunion de famille sous la tonnelle, d'autant plus qu'aujourd'hui, les familles et les fiancés sont venus. Demain, chacun partira en vacances avec sa chacune ou s'accordera un repos bien mérité, en famille ou ailleurs.

Rien n'est pareil aujourd'hui.


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Il y a dans l'air une légère euphorie, un imperceptible relâchement, qui n'était pas là ces jours derniers.


 








Puis vient l'heure de la deuxième représentation. Elle s'achève un peu avant dix-neuf heures.

Applaudissements, saluts, rappels. Rituels immuables, conversation muette entre public et comédiens, unis par un accord tacite, indépendant de la volonté du metteur en scène, aussi allergique aux conventions soit-il.

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Pour fêter la dernière, Grégoire a apporté des petits cadeaux pour chacun. Les filles sont ravies de leurs draps de bains rose bonbon, ou font semblant. Voir Phèdre et sa nourrice se draper dans ces motifs mangas pour collégiennes japonaises, nous semble soudain du plus haut comique. Elles proposent au metteur en scène un changement de costumes impromptu pour la dernière. Toute idée audacieuse étant la bienvenue, Robert approuve avec enthousiasme. Elles n'en feront rien, bien-sûr, c'était pour rire.

Un petit vent de folie souffle ce soir dans les coulisses.

Au bout d'un moment, tout de même, la faim et la fatigue s'emparent des corps. Le gâteau est terminé jusqu'à la dernière miette, puis chacun retourne dans sa loge.   

La coursive est désertée. Le calme revient. La rumeur de la ville au-delà des hauts murs du lycée, se fait lointaine. C'est un temps suspendu, une bulle de vacuité dans le cours des choses. Le basculement du jour fige la brise de chaleur et les feuilles des platanes s'immobilisent.

Emilien reste seul. Assis sur une chaise, il fume sa cigarette, l'air méditatif. Une lumière orange de fin du jour filtre à travers les canisses.

Je regarde ma montre. Nous ne sommes plus qu'à un quart d'heure de la vraie dernière.

Dans les loges, les corps s'activent de nouveau. Réajustements de costume, retouche de maquillage, étirements des muscles, remise en condition du souffle et de la voix.

D'un accord tacite ou par un heureux hasard, je ne sais, les six comédiens et comédiennes se retrouvent à l'intérieur du gymnase, devant l'entrée du plateau, cette espèce de sas jaune si lumineux.

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Ils s'embrassent les uns les autres et clament avec conviction : "C'est pas la dernière! C'est pas la dernière!"

Il est dix-neuf heures cinquante cinq.

Ceux qui doivent être sur scène avant l'arrivée du public entrent dans la boîte, les autres retournent dans les loges. Grégoire reste seul derrière le décor en attendant son entrée.

Il est vingt et une heures trente.

La pièce s'achève sur ces deux vers de Thésée prononcés par Emilien :

"Adieu mon fils adieu, je m'en vay langoureux

Consommer quelque part mon âge malheureux."

Les mots tombent dans un puits de silence. Un puits sans fond où les mots tombent sans fin, siècle après siècle, où les mythes, un instant exhumés, retournent dans le ventre de la terre.

Sans qu'on s'en aperçoive, une faille vertigineuse s'était donc ouverte entre présent et passé. Ce silence lourd et dense est peut-être le temps qu'il faut pour revenir à aujourd'hui et à maintenant. Le silence s'éternise…

Et si l'on ne revenait pas? Si la grande boîte blanche avec ses soixante-dix passagers restait coincée quelque part entre l'Antiquité grecque et les guerres de religions? Une seconde d'effroi me serre la gorge.

Enfin, les premiers applaudissements retentissent. D'abords hésitants et timides, comme si leurs auteurs étaient encore sous l'emprise du sortilège temporel, ils gonflent, s'amplifient, puis déferlent comme une vague de récif en mille petits claquements moites.

La dernière représentation d'Hippolyte au Festival d'Avignon a eu lieu.

Le bruit des applaudissements envahit le temps et l'espace. Pendant de longues minutes, il n'y a rien d'autre que ce son fort et crépitant qui submerge tout.

Les comédiens doivent être en train de saluer le public. D'ici, on ne voit pas ce qui se passe sur le plateau. Le temps s'étire, le bruit ne faiblit pas.

Ils finissent par sortir, ou plutôt par bondir hors de la boîte. Puis, serrés les uns contre les autres, juste à la sortie du plateau, ils écoutent le public.

Les applaudissements continuent, les secondes s'égrènent. Ils attendent un peu, ne tiennent pas en place, sautillent, se touchent, se parlent à l'oreille. On dirait qu'ils complotent quelque chose…

Ils entrent de nouveau. La cadence des claquements de mains augmente aussitôt. Quelques secondes encore.

100_0864Les voilà qui reviennent avec une personne de plus, Robert, le metteur en scène. Un des comédiens a dû aller le débusquer derrière ses écrans vidéos pour qu'il vienne saluer avec eux. Ils sont sept maintenant à l'entrée du sas jaune. A l'intérieur de la boîte, le niveau sonore ne baisse pas. Il faut aller saluer encore une fois. Robert ne veut pas. Johanna et Nicolas l'empoignent et le tirent vers l'intérieur. Redoublement des applaudissements, un ou deux "Bravo!", puis ils sortent.

Le niveau sonore décroît lentement.

Les comédiens, regroupés derrière la cloison, hors de la vue du public, sont en sueur malgré la climatisation. Une grande fatigue mêlée de joie et de regret semble les envahir tout à coup. Ils se touchent, se parlent, s'embrassent.

Ils ne reviendront pas saluer le public. Rideau.

A partir de là, tout va très vite.

Il n'y aura pas de fête de dernière au gymnase. Juste quelques verres de champagne. Robert et Frédéric partent peu après la fin du spectacle. Ils sont attendus ailleurs, dans un des nombreux cloîtres de la ville, pour participer à une émission de télévision.

Nous nous sentons un peu abandonnés. Comme quand les profs quittent trop tôt une fête de remise des diplômes. Dehors la nuit est tiède et étoilée.


Les interviews

Interview de Robert Cantarella


25 juillet 2007, Avignon

 

Midi, restaurant de la fondation Yvon Lambert.

Robert joue son propre rôle, moi celui de la journaliste. Au début, nous nous amusons franchement de la situation, puis nous reprenons notre sérieux et commençons véritablement l'interview.

 

Isabel : Alors… Première question : Comment s'est décidée la venue d'Hippolyte ici, au Festival d'Avignon?

 

Robert : La venue d'Hippolyte s'est décidée en grande partie parce que Frédéric Fisbach était l'artiste associé cette année.

Par conséquent, on a plusieurs fois parlé du fait que c'était important que je sois dans la programmation, étant donné qu'avec Frédéric, nous avons maintenant un parcours de plusieurs années, non seulement en tant que metteur en scène, côte à côte ; On a partagé des temps d'ateliers, des temps de travail, de répétitions, ainsi que l'idée d'un nouveau lieu de création en France, jusqu'à pouvoir l'appliquer au "104", donc quand il a parlé de la programmation d'Avignon, il a dit : "C'est important que tu présentes quelque chose."

Dans les derniers spectacles que j'ai présentés à Dijon, on a choisi celui-là, parce que c'était celui qui me paraissait le plus juste à montrer : il contredisait ce qu'on connaissait de moi comme metteur en scène avec l'écriture contemporaine et c'était un texte qui pouvait être abordé comme une écriture contemporaine alors qu'il est de 1573.

A partir du moment où je l'ai choisi, Frédéric a décidé de travailler avec Laurent Berger (le scénographe), ainsi qu'avec Johanna (Korthals Altes) et Nicolas (Maury), qui constituaient une partie de l'équipe d'Hippolyte, pour travailler avec lui sur le spectacle de René Char.

A ce moment-là, cela constituait une sorte de logique, et je lui ai demandé : "Est-ce que tu veux jouer dedans?"

Donc, en fait, ce n'est pas une simple programmation d'un spectacle. C'est la mise en travail d'un projet pendant le Festival.

 

Mais avant cela, au commencement du commencement, as-tu décidé de monter Hippolyte pour marcher dans les traces du Maître (A. Vitez)*?

(*Antoine Vitez, dont Robert a suivi les cours au début des années 80, a mis en scène Hippolyte en 1982.)

 

Euh… non, pas spécialement.

Les motivations, bien-sûr, elles, sont plurielles. Ce n'est jamais pur une motivation, c'est toujours un faisceau.

Il y a le fait d'avoir été marqué, non pas par le travail de Vitez, parce que je n'avais pas vu sa mise en scène, mais j'avais lu le texte, quand il nous avait dit qu'il voulait le monter, et j'avais été marqué par la puissance d'invention du langage de ce texte.

Ça, c'est une première chose.

Après, l'autre raison, qui n'a rien à voir avec Vitez, c'est la troupe avec laquelle je travaille depuis maintenant trois ans (on a travaillé sur des farces de Molière, sur des textes de Noëlle Renaude, de Minyana, sur un texte de Musset avec Philippe Minyana à la mise en scène justement).

Et je me disais : "Tiens, ce serait bien de faire un parcours, il n'était pas question que je quitte Dijon à l'époque, et on était parti pour plusieurs années avec cette troupe."

J'ai pensé qu'il fallait commencer avant tout par un texte plus archaïque, plus ancien, et donc, commencer par une autre langue.

Et puis après, je pensais faire une autre phase avec Molière, puis monter Corneille, et ainsi traverser cinq siècles d'écriture avec cette troupe.

C'est comme ça que j'ai décidé de monter cette pièce. Voilà pour ce qui est des raisons majeures. Il y a aussi des raisons mineures : c'était que la distribution des rôles correspondait à ce moment-là, à la troupe qui était engagée.

 

 

D'accord. Deuxième question (attention question perfide!) : Quand on est un metteur en scène reconnu, est-on condamné à s'en tenir aux auteurs connus, ou oubliés, mais néanmoins connus des érudits?

 

Non, je ne crois pas, mais je ne me considère pas comme "reconnu". Si j'entends par "metteur en scène reconnu", un metteur en scène qui a les moyens de travailler et de faire ce qu'il aurait envie de faire, je dirais que curieusement ce n'est pas forcément mon cas. Par exemple, Garnier, eh bien en l'occurrence, ce texte a été compliqué à monter financièrement, parce qu'il faut à chaque fois persuader les producteurs, que ce n'est pas évident. Et ça, je pense que ça s'applique à beaucoup de gens.

 

Mais Hippolyte a été difficile à monter, même dans le cadre de Dijon?

 

Ah oui! Bien-sûr! Bon, à Dijon, ça allait puisque j'étais le directeur, mais, même dans ce cadre-là, par exemple, la pièce qui s'appelait Pièces de Minyana, n'a pas été jouée à Dijon parce qu'on n'avait pas assez de sous pour la jouer à Dijon justement.

C'est un autre sujet, mais ça dépend de comment on envisage la direction d'un lieu. On peut l'envisager comme une sorte de boîte de production pour ses propres créations, ou alors on peut l'envisager de façon plus partageable ou partageuse, ce qui a été mon cas. Donc, on me disait de faire attention à ce que je ne prenne pas tous les sous, etc.… Mais bon, ça c'est un autre sujet.

Ce qui est sûr, c'est que, quand je choisis un texte à monter, je ne me préoccupe pas tellement, peut-être d'ailleurs pas assez (si j'étais encore dans la sphère des CDN, je pense que j'y ferais plus attention), de la conséquence du choix de ce texte, non pas forcément sur une carrière, parce que ce serait un peu tordu ou pervers de dire ça, sur la capacité d'un texte à fédérer un ensemble de points de vue, parce que le texte serait connu.

C'est vrai qu'à un certain moment à Dijon, j'aurais pu dire : "Tiens, là, il faudrait plutôt monter un Molière ou un Feydeau, ou un Racine par exemple", qui sont parfois aussi des textes formidables. Mais, je me suis dit, prenons Garnier justement, toujours avec l'idée que "faisons connaître des textes que l'on ne connaît pas, faisons découvrir des textes", puisque pour moi c'est une obsession depuis maintenant vingt-cinq ans.

On dit qu'il n'y a pas d'auteurs contemporains. On dit : "La langue française est comme ça." Je dis : "Non, elle change sans cesse."

Faire entendre Garnier, c'est aussi faire entendre qu'avant Racine, il y a eu des langues autres, différentes, riches, et qui peuvent permettre de mieux régler l'écoute de la langue d'aujourd'hui.



Comment t'est venue l'idée d'installer le public sur le plateau? Jusqu'où tu es prêt à aller dans la remise en question des codes habituels du théâtre, sans que ce soit une fin en soit naturellement?

Et puis après, tu me parleras de la place et du rôle du chien dans ta mise en scène?


Le serveur arrive avec la commande.


Je ne sais pas si on va pouvoir continuer en mangeant, mais on va peut-être essayer…


On fait une pause?


On fait une pause le temps de manger et puis après je répondrai…



J'éteins l'enregistreur.

Quelques minutes plus tard, alors que Robert vient de finir son assiette et que la mienne est encore à moitié pleine, je remets l'appareil en marche :


N'efface pas ce qu'on a fait avant!



Interview Robert, suite…


Je m'en souviens. Je crois m'en souvenir... Tu me diras si je ne m'en souviens pas.


Alors, par rapport aux choix scénographiques, heu… justement, tu vas avoir le temps de manger parce que c'est une histoire un peu ancienne, avec plein d'entrées, comme toujours. Mais c'est important de le dire, il y a un moment où la décision, il faut la prendre, où il y a passage à l'acte. Il y a un moment où il faut prendre une décision quelle qu'elle soit, et il y a un avant la décision, et un après. La façon dont la décision arrive, la façon dont on organise le terrain propice pour que la décision se prenne, là, en revanche, ce sont comme des champs magnétiques, qui s'organisent et qui créent tout d'un coup, un courant, un fluide, qui fait qu'on prendra cette décision.

Par exemple, en qui concerne ce dispositif, je dirais qu'il y a d'abord le compagnonnage en ce qui me concerne, avec des scénographes qui ont toujours été des plasticiens, depuis très longtemps, pratiquement depuis que je fais ce métier, sans doute parce que c'est mon travail au départ, en tout cas c'est ma préoccupation, qui fait que je n'ai jamais imaginé travailler avec un scénographe qui ne soit qu'un décorateur.

A chaque fois que j'ai travaillé avec quelqu'un, à quelques exceptions près, on a toujours parlé d'espace et pas de décor.

A partir du moment où je lis un texte, je le pense dans un espace, je ne le pense pas dans un décor, ou avec un décor. C'est très important parce que ça change totalement la première lecture du texte. C'est plus une organisation de matériau, de distance, de température, de climat, et pas de décoration du type "ça se passera au XXème siècle ou au XVIème". Je ne suis pas apte à ça, je ne sais pas le faire.

A partir de là, avec le scénographe qui travaille avec moi depuis quatre ou cinq spectacles, qui est aussi un plasticien, Laurent, on se pose chaque fois la question, moins de décorer ou d'espacer le texte que d'espacer le spectateur.

Car il me semble que, ce qui fait que je vais avec moins de plaisir au théâtre depuis maintenant cinq-six ans, ce qui fait que l'art théâtral me déçoit un peu, m'attriste, et m'éloigne de cet art, alors que le cinéma au contraire n'arrête pas de m'exciter, que l'Art Plastique et la musique aussi, n'arrêtent pas de m'exciter, et puis il y a la fréquentation trop importante de gens de théâtre, ça c'est certain, mais il n'y a pas que ça. Il y a aussi que le protocole du théâtre, le fait d'être assis dans une salle, face à d'autres personnes, sur ce dispositif-là ne me paraît plus du tout propice à intégrer ce qui se vit à côté.

Ça, c'est une chose que l'on se répétait avec Laurent : si l'on continue à travailler, il faudra se poser la question de la mise en scène du spectateur.

Sans se parler de Garnier, on s'était dit : le prochain travail que l'on fera, on récupérera le décor que l'on avait fait dans Le Chemin de Damas (d'A. Strindberg). Ça, on le savait déjà, donc il y avait cette contrainte. L'autre contrainte, c'était que le spectacle devait pouvoir tourner, de façon relativement rapide, être léger, on n'avait pas de gradin.

Donc on a décidé d'un espace qui inclut tout, les acteurs et les spectateurs.

C'était plus un concept, je dirais, de légèreté d'abord. De cette légèreté après, on en est arrivé à se poser la question du texte lui-même.

Le texte de Garnier est un texte écrit à une période de guerre de religion très très violente, où il y a eu une interdiction de faire du théâtre, je ne sais plus à quelle date précisément, mais on n'avait plus le droit de représenter. Seuls quelques intellectuels comme Garnier, qui était un intellectuel, un juriste poète, vraiment un érudit de son époque, pouvaient faire des représentations dans les salons. Comme il y avait de la musique de chambre, il y avait du théâtre de chambre, fait pour des petites jauges, devant quelques élus, qui pouvaient apprécier cette langue subtile, complexe, et qui était écouté plus que regardé.

Donc, on s'est dit : si on revenait à cette écoute-là?

Le texte a été écrit pour ça, il n'a pas été écrit pour être adresser à trois cents personnes de face, ce qui a conforté notre envie de mettre en scène les spectateurs.

Et enfin, l'inventivité pure de Laurent (Berger), qui a proposé très vite cette idée d'un laboratoire.

Je lui disais souvent : je ne sais pas comment je vais travailler ce texte, mais ce qui est sûr, c'est qu'on va se mettre au travail de la langue, et je ne sais pas du tout comment seront faites les résolutions.

Et en se mettant au travail, il m'a dit : on pourrait faire une sorte de chambre, une pièce, un laboratoire, un atelier, on entrerait, et ce serait l'atelier de la langue de Garnier.

J'ai répondu : écoute, c'est parfait. Donc c'est comme ça qu'on a décidé.


Ensuite, par rapport à ta question "jusqu'où aller?", c'est une question très difficile, parce que les limites, on le sait, sont totalement subjectives.

Pour certains, ce qui va paraître une obscénité au sens étymologique, c'est-à-dire "en dehors de la scène", paraîtra pour d'autres au contraire extrêmement conventionnel. Pour moi, des gens qui pissent ou qui chient sur un plateau, ça me paraît d'une convention absolue, ça n'a rien d'obscène.

Donc, "aller jusqu'où?", pour moi ce serait : jusqu'où poser la question de la responsabilité du spectateur.

Plus je pourrais poser cette question par des actes, et plus ça m'intéressera.

Alors, jusqu'où ça pourra aller? Eh bien par exemple, jusqu'à "Aura comprise" pour cinq spectateurs (série de performances de et par R. Cantarella, visibles gratuitement tous les matins pendant les cinq jours de représentation d'Hippolyte.), avec une relation sur des durées paradoxales, des rencontres paradoxales, des interruptions de la fiction, bref, sur plein de modes qui permettraient de poser la question de la responsabilité du spectateur, parce qu'être spectateur, c'est obligatoirement être responsable. Et que l'on ne peut pas être un spectateur passif, ce que la télévision instaure comme mode de consommation.


Enfin, la troisième question : le chien.

C'est parce que j'avais lu beaucoup de choses sur Hippolyte et sa fascination des animaux, et que dans la mythologie, on le représente entouré de sa meute de chiens.

Je me suis dit : tiens, ce serait bien si on trouvait un moyen de faire vivre Hippolyte avec un chien. C'est aussi simple que ça.

Il y avait aussi la personnalité de Nicolas que je trouvais très juste pour cette sorte de féminité. Cette quasi-féminité et la présence de ce gros chien le côtoyant, créait un heurt entre deux imaginaires qui n'allait pas forcément ensemble.



Le thème des relations familiales problématiques est souvent présent dans tes choix de textes… non? (devant la mine perplexe de Robert:) Tu n'en as pas conscience, ça ne t'a pas frappé?


Je ne choisis pas les textes en fonction de ça, je les choisis en fonction de leur puissance d'évocation. Mais peut-être… si tu le dis…tu as peut-être raison. En tout cas, là, c'est… mais peut-être d'une façon plus large, on pourrait dire que quasiment tout le théâtre, ou disons, quatre-vingt dix pour cent du théâtre repose sur le drame, ou la tragédie ou la comédie familiale. C'est quand même la structure inépuisable de la fiction théâtrale.

Que l'on regarde les Grecs, Shakespeare, Racine, Strinberg, Tchekov, il y a des exceptions, mais en grande partie, il s'agit d'histoires d'amour, de haine, ou de désir, dans une structure familiale.




Bon, d'accord…

Maintenant, à quoi correspond la misogynie d'Hippolyte, par rapport à l'auteur, au contexte historique de l'époque? Et toi, en tant que metteur en scène d'aujourd'hui, qu'est-ce que tu fais de ça?


Alors, très précisément, dans la pièce, c'est une misogynie qui a une visée totalement pédagogique :

Marie de Médicis, à l'époque, est en train de pactiser avec les protestants et elle va être une des responsables des tueries mémorables qui sont restées dans l'Histoire.

Les intellectuels étaient très conscients de la folie vers laquelle allait leur époque. C'est comme si aujourd'hui, on faisait une pièce en indiquant vers quels temps extrêmement durs nous allons après avoir élu ce président-là. Ce serait la même chose.


Parle-moi de l'aspect marathon des trois représentations données à la suite, et quel rôle joue la fatigue des comédiens?


Eh bien, tu le nommes, c'est à dire que le marathon, d'abord c'est un choix un peu involontaire: il n'y a que soixante spectateurs, la pièce dure une heure quinze, et on savait, qu'en Avignon, il y aurait une demande forte, puisqu'il y a beaucoup de spectateurs ici. Donc, dès le début, on a imaginé qu'on ne jouerait pas qu'une fois.

C'est vrai que moi, dans un premier temps, un peu à la blague, j'avais dit : "ce serait peut-être bien de jouer toute la journée, du matin au soir."

Et puis après, on a dit : "bon, que trois fois."

Parfois je me dis qu'on aurait pu faire plus, je n'aurais pas fait "Aura comprise".

C'est moins l'idée de la fatigue, que l'idée de l'épreuve sportive, et d'ailleurs, ça se sent entre nous. C'est à dire que les acteurs, quand ils arrivent et qu'ils travaillent, ils n'ont pas la sensation, comme lorsqu'on joue une fois, de tout donner pour une représentation, et après aller boire un coup, manger, discuter, se préparer pour le lendemain.

On arrive comme si on était en compétition sportive, comme quand tu fais des concours d'athlétisme, moi j'ai fait beaucoup d'arts martiaux, c'est pareil, tu y vas et tu travailles.


Le serveur nous interrompt, propose des desserts, des cafés que nous refusons. Robert dit:


Moi, non, merci, je finis le thé, c'est très bien.


Puis après m'avoir consultée du regard :


L'addition, c'est parfait. (à suivre).

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Hippolyte backstage
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